Denis Frajerman / Antoine Volodine

Variations Volodine (éditions La Volte, 2022 - 1 livret + 6CD)

"Le livre traînait dans les déjections et le sang : il fallut, pour l'ouvrir, décoller au racloir la paille qui avait durci et coagulé le long des pages." Ainsi commence Biographie comparée de Jorian Murgrave, le premier ouvrage publié par Antoine Volodine aux éditions Denoël, au sein de la mythique collection Présence du Futur en 1985. Ce pourrait presque être un descriptif du visuel de ce coffret Variations Volodine aux beaux motifs de minéraux cristallisés ou de lichens, conçu par Laure Afchain d'après une photographie d'Andrew Martin. Quelques éléments de l'univers d'Antoine Volodine sont posés, le labyrinthe, les matières minérales et biologiques, florales et humaines, les fluides putréfiés, une géologie à l'échelle d'un livre. Dans Biographie comparée de Jorian Murgrave, il y a surtout les textes, des manuscrits, des lettres, qu'il est interdit de diffuser. Jorian Murgrave est un mystère, vénéré et pourchassé. Ses biographes sont persécutés. L'ouvrage annonce quelques lignes plus loin une situation récurrente dans l'oeuvre de Antoine Volodine : "Les lieux sont méconnaissables, l'époque est floue et innommable."

Denis Frajerman / Antoine Volodine : Variations Volodine (éditions La Volte, 2022 - 1 livret + 6CD).

C'est une porte d'entrée dans le labyrinthe, parmi tant d'autres. Une fois entré, on ne cherche plus à en sortir. Denis Frajerman doit sa découverte d'Antoine Volodine à son comparse Jacques Barbéri du collectif Palo Alto, dans lequel jouaient également Philippe Masson et Philippe Perreaudin. Saxophoniste, Jacques Barbéri est lui aussi auteur d'ouvrages dans la collection Présence du Futur (Kosmokrim en 1985, Narcose en 1989...). Jacques Barbéri a lu à Denis Frajerman un extrait de Lisbonne dernière marge de Volodine (éditions de Minuit, 1990). Instantanément capté, Denis Frajerman poursuit sa découverte par d'autres ouvrages. Le tout l'inspire musicalement et il crée la pièce Le montreur de cochons, que Jacques Barbéri l'incite à envoyer à son grand inspirateur. Antoine Volodine est à son tour capté, il n'a jamais rien entendu qui corresponde aussi bien à son univers. Le lien direct est établi. Il n'est pas exagéré d'écrire que c'est la rencontre de deux grands créateurs de mondes. Ce coffret Variations Volodine est une anthologie de leurs collaborations en six disques et un livret de 64 pages, incluant seize textes en prose d'Antoine Volodine, pour certains inédits jusque-là.

Denis Frajerman et Antoine Volodine collaborent une première fois ensemble pour Quatre poèmes en prose dans le cadre de l'émission Claire de Nuit sur France Culture en 1994. Ces poèmes constituent la matière du premier CD de ce coffret. Antoine Volodine lit ses textes avec un fort accent. Il roule les r, ajoutant ainsi un autre niveau de fiction d'origine inconnue, accompagné par une musique faite de fanfares fragmentées, de bruissements et bruitages, de cordes et cris d'oiseaux.

Le second CD contient le premier album de Denis Frajerman, Les Suites Volodine, édité une première fois par Noise MuseuM en 1998. Il inclut Le montreur de cochons, inspiré de Lisbonne dernière marge, Un cloporte d'automne et Au loin une poutre, inspirés de Biographie comparée de Jorian Murgrave, et Incendie dans un cimetière chinois inspiré de Le port intérieur (éditions de Minuit, 1995). Quelques musiciens présents sur les Quatre poèmes en prose interviennent également ici : Régis Codur (guitare), Eric Roger (cornet), Hervé Zénouda (percussions). Parrain de la première rencontre, Jacques Barbéri est présent sur la majorité des créations de ce coffret. Près de 25 ans après la première audition, Les Suites Volodine demeurent enivrantes par leurs formes cycliques, leurs ambiances tropicales intrigantes.

L'ouvrage d'Antoine Volodine Des anges mineurs, aux éditions du Seuil en 1999, est peut-être celui qui lui a fait franchir un nouveau palier dans sa reconnaissance auprès d'un public plus large. Sa forme particulière, des narrats, est mystérieuse encore, musicale même. Antoine Volodine l'annonçait en préambule : « J'appelle narrats de brèves pièces musicales dont la musique est la principale raison d'être, mais aussi où ceux que j'aime peuvent se reposer un instant, avant de reprendre leur progression vers le rien. » D'emblée, les noms en titre de chacun des narrats ont leur musicalité : Clara Güdzül, Wulf Ogoïne, Khirili Gompo... Les pièces du troisième CD, Des anges mineurs, oratorio post-exotique, ont a été créées une première fois en 2000. Le régleur de larmes commence par une lecture par l'auteur du narrat "Enzo Mardirossian". Les paysages sont toujours frappants, littéralement à couper le souffle face à la « pestilence des grands charniers ».

Le quatrième CD contient Vocifération cantopéra, produit par France Culture, dans le cadre de ses Ateliers de Création Radiophonique, et publié à l'origine par Le Cluricaun en 2004. Antoine Volodine s'est inspiré de sa traduction du russe de Slogans de Maria Soudaïva (éditions de l'Olivier), née en 1954, suicidée en 2003. Il aurait rencontrée Maria Soudaïva à Macau entre 1991 et 1994, avant ses premières publications. L'univers de Volodine a ceci d'intrigant, il s'amuse du travers de l'Occidental à toujours vouloir entretenir un culte des origines. L'essentialisme est l'un des principaux défauts de la philosophie occidentale. L'ouverture de Vocifération cantopéra nous transporte en un monde africaniste par ses rythmiques, et asiatique par ses instruments à vent. Dès lors qu'Antoine Volodine lit le long poème, la fiction fait sauter toutes les barrières. Il s'agit d'une suite d'injonctions étranges telles que « Sors de l'eau. Regarde la lune. Lave-toi. », « Avance jusqu'au seizième sanglot. » ou « En cas de malheur, ne te réincarne pas en Maria Oualpa. » La musique épaissit le magistral mystère.

La forme musicale de Terminus radieux, cantopéra (CD5) est resserrée autour de cordes et de voix, le violoncelle de Carole Deville, les guitares de Denis Frajerman, les mezzo-soprano Émilie Nicot et Justine Schaeffer. Cette mise en musique apparaît nécessairement plus aérienne, mais pas moins marquée par la fiction des désastres industrielles et des chamanes imaginaires. Un personnage masqué de cuire et de cuivre ôte sa tête d'oiseau terrible et s'adresse à un scribe mort. Tant qu'il s'agit de fiction, il y a de la beauté dans l'horreur, la torture et la douleur recèlent une puissance esthétique.

Les Fugues Volodine de 2020, sur le sixième CD, sont la création d'un trio composé de Anja Frajerman (claviers), Denis Frajerman (claviers, basse, percussions, boîtes à rythmes...), Laurent Rochelle (saxophones soprano, clarinettes basses, arrangements), auxquels s'ajoutent plusieurs sources vocales, dont la voix de Géraldine Ros, des poèmes Poular, chinois et Yiddish. Plus aériennes encore, Les Fugues Volodine touchent pratiquement à un esprit psychédélique.

L'univers d'Antoine Volodine évoque souvent les steppes de Sibérie, terre-mère du chamanisme. Des éléments éparses laissent supposer une époque post-apocalyptique, après une contamination industrielle ou la chute d'un régime totalitaire, plutôt d'Europe de l'Est étant donné la consonance des noms propres et parfois des références explicites au communisme. N'en déplaise à Mircea Eliade, il y a autant de chamanismes que de chamanes. Pour commencer à comprendre le chamanisme, il faudrait même limiter l'emploi du mot à sa terre-mère déjà très étendue et disparate de Sibérie. Dans le réel du XXe siècle, les pratiques chamaniques y ont effectivement été brimées par le régime soviétique et les chamanes persécutés. L'univers d'Antoine Volodine s'inspire aussi explicitement au bouddhisme tibétain (brimé par la Chine dans le réel celui-là). Le livret de ce coffret propose une brève définition du post-exotisme : « L'auteur a conçu un courant littéraire, le post-exotisme, inspiré par le bardo - mot tibétain désignant les intervalles de vie -, dans lequel s'entremêle rêves et réalités, réflexions sur la solitude, la folie, la fidélité amoureuse, l'échec des luttes révolutionnaires. »

Les musiques de Denis Frajerman ont cette même faculté de déjouer toutes tentatives de situations géographiques, par l'utilisation de sonorités tirées de sa propre collection d'instruments du monde, employés de manière intuitive. Le livret indique que, compositeur pour des créations radiophoniques, pour le théâtre et pour la danse, Denis Frajerman partage avec Antoine Volodine « son goût pour les atmosphères planantes et ensorcelantes. » Nous tenons là l'une des grandes questions des XXe et XXIe siècles, à savoir si le chaos engendré par la toute puissance économique, une idéologie en elle-même extrêmement pernicieuse, et le recul des grandes religions ont achevé le désenchantement du monde, une formule inventée par Max Weber. En théorie, ce désenchantement est l'abandon de toutes formes de magie et de rituels. Le post-exotisme peut être lu comme une réponse : il recycle l'enchantement dans le nouveau chaos.

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