Philippe Robert

ROCK, POP, un itinéraire bis en 140 albums essentiels (Editions Le Mot et le Reste, 2006) - 336 pages.

Philippe ROBERT : ROCK, POP, un itinéraire bis en 140 albums essentiels (Editions Le Mot et le Reste, 2006)

Interview de Philippe Robert. Propos recueillis par Wilfried Benon.

Pouvez-vous nous définir la notion " d'Itinéraire bis " du rock ?

Il n'y a heureusement pas de définition exacte d'une quelconque notion, au sens où les scientifiques l'entendent par exemple. C'est juste un titre, et même un sous-titre pour être plus précis, qui colle parfaitement avec la motivation ayant sous-tendue cet ouvrage ainsi que le côté "partisan" de ses choix, quels qu'ils soient.
En ce qui concerne l'élément moteur, probablement n'aurais-je jamais écrit ce livre si Philippe Manœuvre n'avait pas sorti, l'an dernier et à la même époque, Rock'n'Roll, La Discothèque idéale. Aussi discutable que soit ce bouquin, je l'ai lu si passionnément que je n'ai pas pu m'empêcher de regretter ses oublis, très certainement volontaires. Par exemple, hormis Bob Dylan et Neil Young, il n'y est pas du tout question de "singers-songwriters", et donc des "story tellers" comme les appellent les Américains, ce qui représente une aberration quand on connaît leur importance dans l'histoire du rock et de la pop. Pas de Tim Hardin, David Ackles, Fred Neil ou Townes Van Zandt, pour ne citer que ceux-là, tous importants aux yeux de Dylan même si méconnus. Quant à l'absence de Tim Buckley, Nick Drake et de Van Morrison, elle est incompréhensible. Lester Bangs, un des rock critics que vénère Manœuvre, considérait l'album Astral Weeks de Van Morrison comme un de ses préférés, car il n'était pas seulement fan de Count Five et Lou Reed ! Quant à l'importance d'un disque comme Five Leaves Left de Nick Drake, elle ne me paraît pas pouvoir être contestée. Par ailleurs, les femmes sont systématiquement oubliées de ce genre d'exercice, à l'exception des incontournables Patti Smith et Janis Joplin. Dans mon Itinéraire bis, elles s'avèrent légion, de Karen Dalton à Linda Perhacs en passant par Judee Sill, Bridget St John, les Slits ou même les discutables Shaggs. A ma façon, je tente de réparer ces injustices puisque tous les musiciens que je viens de citer y figurent.

Pour continuer sur le cas de Manœuvre, je dirai qu'il arpente l'autoroute du rock, qu'il nous rabat les oreilles avec une histoire archiconnue depuis des lustres : celle des Stones, des Beatles, de Led Zeppelin, des Doors et d'une centaine d'autres. A moins d'avoir passé ces dernières années sur une île déserte à l'écart du monde civilisé, je doute que qui que ce soit s'intéressant un tant soit peu à la musique ne connaisse déjà ces groupes, n'aie pas déjà leurs disques ou ne sache lequel préférer dans leur discographie : est-il utile que l'on vante encore les vertus du "double blanc" des quatre de Liverpool, même dans un style alerte ? Je ne crois pas… C'est mon opinion et elle n'engage que moi… Ceci étant, la profusion des livres sur le sujet en cette fin d'année semble me donner raison : à quoi bon répéter encore et encore les mêmes jugements. Outre les 500 disques du siècle du magazine Rolling Stone, pas traduit en français, on a droit à La Discothèque parfaite de l'odyssée du rock et aux 1001 albums qu'il faut avoir écoutés dans sa vie. La perfection qu'annonce le premier est triste et prétentieuse : tout le monde doit-il posséder les mêmes disques ? Des disques qui seraient plus parfaits que les autres ? Et selon quels critères ? Allons… Quant au fait de vouloir guider d'éventuels amateurs afin d'être sûr qu'ils aient écouté les 1001 meilleurs disques du monde avant de passer l'arme à gauche, je dirais que l'injonction même de cette entreprise frise l'autoritarisme ! Sans parler des 1000 morceaux pour ton i-pod, prêchant indirectement pour l'écoute saucissonnée… En fait, on a affaire là à des guides d'achat, qui font d'ailleurs la part belle aux Majors, encore une fois, et ne s'aventurent guère plus loin que ce que défend inlassablement la presse généraliste.

Un itinéraire bis, c'est autre chose. Les sentiers peu fréquentés plutôt que l'autoroute ou les embouteillages. C'est donc à côté… Pour aller où ? Je n'en sais rien du tout, sinon où bon semblera à chacun. Je ne me pose pas en prescripteur de goûts, peut-être même pas en passeur. Ma seule volonté, traduite par le sous-titre, est dans un premier temps de raconter une histoire, souvent méconnue, et dans un second, d'indiquer des pistes, sous forme de renvois vers d'autres disques et artistes que ceux que j'ai sélectionnés, pour la compléter à sa guise. J'offre du lien et du partage, je denoue des choses et j'en lie d'autres. Par exemple, il n'y aurait pas de Led Zeppelin sans Bert Jansch, John Renbourn, Spirit ou Jake Holmes : cela a l'air exagéré, mais n'oublions pas, à la différence des biographes patentés, que Jimmy Page a volé Dazed And Confused à Jake Holmes après avoir découvert ce morceau quand ce dernier faisait la première partie des Yardbirds aux Etats-Unis en 1967. Il est bon de le rappeler, de ne pas faire que cautionner les falsifications du Rock'n'Roll Hall Of Fame !
Tous les albums choisis dans mon itinéraire ont par ailleurs été contextualisés dans l'œuvre du signataire, mais aussi d'un artiste ou groupe à l'autre. Le classement chronologique a été abandonné pour éviter la nostalgie du "c'était mieux avant". A la différence des autres livres -sauf le Manœuvre peut-être- je n'ai pas voulu faire des chroniques, plutôt des shorts cuts (de deux pages quand même), en rapport avec une atmosphère.
Ceci étant, j'espère que cet itinéraire bis reflète bien plus qu'un hommage romantique aux marges et aux laissés pour compte, aux "méconnus majuscules" comme les appelle Gilles Tordjman dans sa préface. Certains albums plus convenus dirai-je, mais mal appréciés je pense, ont ainsi été placés à dessein au milieu d'affriolantes perles. Je vous laisse tout loisir de les découvrir…

Pourquoi votre anthologie bis comporte précisément 140 albums ?

Il se trouve que lorsque j'ai dressé la liste d'albums dont je souhaitais parler, à quelque chose près, il en est sorti 140. J'ai trouvé que c'était le bon tempo pour un livre de 300 pages. Le nombre de disques nécessaire, en ce qui me concerne, pour faire un tour d'horizon des musiques rock et pop dans toutes leurs diversités, de 1965 à aujourd'hui, c'est-à-dire et en vrac : du folk à la sunshine pop, du punk à l'industriel, de la new wave aux musiques psychédéliques, du krautrock germanique au renouveau du folk actuel et ainsi de suite. 100 me paraissait peu ; 500 ou 1000 beaucoup trop. Il est vrai, puisque le nombre n'a pas tant d'importance que ça, que ce livre aurait tout aussi bien pu s'intituler : Un Itinéraire bis au travers de quelques albums essentiels. En tous cas, la liste qui en constitue le squelette n'a rien d'idéale ou de parfaite, c'est plus une succession d'histoires et de recoupements possibles, 140 albums ayant donc été nécessaires pour en venir à bout.
Je tiens à profiter de votre question pour préciser trois choses. La première est que tous les opus sélectionnés sont de vrais albums à part entière, conçus par leurs auteurs en tant que tels : c'est-à-dire qu'à la différence des listes qui apparaissent en ce moment çà et là, la mienne ne comporte pas d'anthologies thématiques, de compilations, de coffrets, de live, de "Best Of "… La seconde est que tous les albums sont disponibles en CD et correctement distribués au moment de la sortie du livre : ce qui explique notamment l'absence de Left Banke ou des Feelies, pour ne parler que d'eux. La dernière, enfin, est qu'un autre ouvrage, chez le même éditeur et sur modèle identique, abordera les musiques noires. Dans le Manœuvre, sur 101 disques, il n'y en a que cinq ou six de soul et de funk : Diana Ross, Marvin Gaye, Michael Jackson, James Brown, Funkadelic… c'est peu ! Un livre entier reviendra sur le hip hop, le reggae, le funk, la soul, le gospel, le free jazz, etc. C'est-à-dire la Great Black Music sous tous ses angles, avec des merveilles au menu, du genre Cymande, Fontella Bass, The Watts Prophets, Doug Carn, Betty Davis, Marva Whitney, Millie Jackson…

Pourquoi avoir le choix de l'éditeur marseillais, le Mot et le Reste ?

Quand m'est venue l'idée de cet itinéraire, j'en ai parlé à Jean-Marc Montera du GRIM (Groupe de recherche et d'improvisation musicales), parce que je savais que l'édition le tentait. C'est lui qui m'a mis en contact avec Yves Jolivet du Mot et du Reste. Outre que j'aime beaucoup la plupart de leurs parutions (je pense particulièrement à Surfiction" de Raymond Federman comme au Jacinto Lageira revenant sur Poésure et Peintrie), l'entente a été immédiate. Si un éditeur comme Allia a beaucoup œuvré ces dernières années pour la reconnaissance de la littérature musicale en France, un pays très en retard sur le sujet, Le Mot et le Reste va, j'en suis sûr, dans les années qui viennent, proposer un judicieux complément. Je m'explique… Allia ne publie que des auteurs anglo-saxons : Nick Toshes, Nik Cohn, Peter Guralnick, Greil Marcus, Lloyd Bradley, Jon Savage, Barney Hoskyns, dont les titres des livres n'ont d'ailleurs pas été traduits : Waiting For The Sun, Lipstick Traces, etc. C'est symptomatique d'un choix éditorial qui ne devrait pas évoluer. Tous ces ouvrages datent généralement, même s'ils sont de référence, comme si la France comblait là son retard : je pense que les amateurs de punk avait lu depuis longtemps Please Kill Me dans la langue de Shakespeare ! Le pari du Mot et du Reste est notamment de faire confiance à des auteurs d'ici, pour des mises à jour et des sujets pas encore abordés. Je ne crois parler à la place d'Yves Jolivet en affirmant qu'il se fiche d'une bio sur U2. Sa maison d'édition compte rapidement aborder des sujets singuliers, et la passion de l'équipe, qui connaît bien la musique en général, m'a séduit. Les conditions de travail, entre l'implication du GRIM, qui sera l'initiateur de certains titres, et le Mot et le Reste, sont idylliques. En plus, leurs réalisations, comme celles d'Allia, sont belles, c'est important, non ? Il y a tant d'ouvrages dont la présentation est bâclée… Le Mot et le Reste, je trouve, offre de véritables écrins aux mots : c'est ça le "reste " dont ils s'occupent.

Quel sera le sujet de votre prochain ouvrage ?

Cette implication en tant qu'auteur est récente pour moi. Avant cet itinéraire, je n'avais participé qu'à un ouvrage collectif sur la guitare. Cela fait plus d'une dizaine d'années que je me consacre à la presse spécialisée. La liberté de ton et de choix esthétiques qu'elle offre est désormais si réduite qu'il me fallait trouver d'autres débouchés pour continuer à parler de musique comme je l'entendais. Je ne suis pas doué pour les concessions. Travailler avec un éditeur ouvert me semble être une solution idéale. Dans l'immédiat, avec le Mot et le Reste, nous avons ensemble deux projets -il y en a d'autres, sur Satie et le krautrock. Ils concerneront la musique noire, et les musiques expérimentales, le vrai dada du GRIM. Le second est déjà bien entamé. Il complétera le livre de référence de Michael Nyman, Experimental Music, datant de 1972 bien qu'il vienne à peine de sortir chez nous ! La notion d'expérimentation y sera envisagée dans sa transversalité, c'est-à-dire aussi bien dans le champ des musiques contemporaine, improvisée et électroacoustique que du rock, du noise, du jazz, de l'outsider music, de la poésie sonore, des inventeurs d'instrumentariums, etc. Et cela du début du XXe siècle à aujourd'hui, soit de Russolo et Varèse à Smegma en passant par Jandek, John Oswald, Chritian Marclay, Taku Sugimoto avant de se terminer par le "réductionnisme" actuel. Quelque chose de plus long à mener, avec des propos de musiciens cette fois, quelque chose de plus objectif, aussi, que Rock, Pop, un itinéraire bis. La subjectivité, chasse gardée du rock ? Certainement, c'est même un de ses piments !

© Eric Deshayes - neospheres.free.fr