Rahsaan Roland Kirk

L'excentrique virtuose prenait trois saxophones à la fois pour jouer du jazz, du blues, du free, de la soul... pour résumer : "la Musique Classique Noire", disait-il.

Roland Kirk a progressivement élaboré une oeuvre qui, bien que pouvant être affiliée au Hard Bop, au moins à ses débuts, reste totalement inclassable. Elle embrasse en effet toute l'histoire du jazz, du New Orleans à l'avant-garde en passant par le Be-bop. Roland Kirk rend abondamment hommage à ceux qu'il considère comme les maîtres de la "musique classique noire". Il joue régulièrement "Misty" d'Errol Garner, "Jitterburg Waltz" de Fats Waller, "The Entertainer" de Scott Joplin, "Petite Fleur" de Sydnet Bechet, Lester Young Charlie Parker... Il inclut aussi dans son répertoire des thèmes de ses contemporains (John Coltrane, Thelonious Monk, Charles Mingus...). Roland Kirk reprend toujours ces thèmes "à sa manière", c'est à dire dans un style peu orthodoxe. Il chahute les classiques du Jazz en jouant de plusieurs saxophones, en prolongeant des notes de façon interminable et en ponctuant ses solos de coups de sifflets ou de sirènes. Il prend aussi l'habitude d'ânonner un air tout en le jouant à la flûte. Au cours des années 60 la panoplie de Roland Kirk s'est élargie à plus d'une quarantaine d'instruments. Outre divers saxophones, clarinettes et flûtes, il joue de l'harmonica, du cor et d'instruments dessinés par lui-même, notamment le "trumpophone" (une trompette modifiée) et le "slidesophone" (un petit trombone modifié)... Insatiable expérimentateur Kirk s'accompagne de boîtes à musique: "March On, Swan Lake" sur Gifts and Messages ; "Ruined Castles" sur I Talk With The Spirits en 1964. En concert, il joue même de la flûte à nez : une petite flûte placée dans une narine et utilsant l'expiration nasale.

Roland Kirk Down Beat mai 1963

Sur I Talk With The Spirits figure l'un des "classiques" de Kirk : "Serenade To A Cuckoo", régulièrement interprêté lors de ses concerts. Grand admirateur de Roland Kirk, Ian Anderson, le flûtiste et chanteur du groupe de rock progressif Jethro Tull reprend "Serenade To A Cuckoo" sur l'album This Was en 1968.

Lorsqu'il n'est pas sur scène ou en studio, Roland Kirk est constamment à la recherche de nouveaux sons. Véritable encyclopédiste de la musique, il possède à la fin de sa vie une collection évaluée à 6000 disques. Il écoute aussi bien les Pygmées qu'Edgar Varèse (qu'il rencontra), du jazz bien-sûr, mais aussi du rock, de la musique classique et de la musique sérielle.

En tournée Roland Kirk emmène toujours avec lui une cinquantaine de disques et une platine vinyles, pour pouvoir les écouter à l'hôtel après ses propres concerts. Il aime réarranger tout ce qu'il entend, aussi bien une chanson des Beatles ("Hey Jude" sur Volonteered Slavery) qu'une publicité pour de la bière. De même, les sons du quotidien viennent ponctuer ses albums studios : bris de verres, passages de trains, pas sur le sol, aboiements, caisse enregistreuse...

Roland Kirk essaya aussi de nouveaux instrument électrifiés, comme le lyricon (une hybridation de saxophone / clarinette électronique) ou le "surolophone", un trombone électronique hybride de sa propre invention qu'il utilisa au festival de Newport, en 1962, pour le morceau inspiré par Edgar Varèse "The Confusions of a Madman" (un morceau malheureusement jamais édité sur disque). Mais Roland Kirk reste très réticent vis à vis de la musique électrifiée. Il considère, non sans raison, que celle qui passe à longueur de journée sur les grandes radios, fait subir aux auditeurs un véritable lavage de cerveau. Ce qui ne l'empêche pas d'admirer Jimi Hendrix, avec qui il joue d'ailleurs à deux reprises au Ronnie Scott Club de Londres (en 1967 et en 1969). Roland Kirk a aussi l'occasion de jouer avec Frank Zappa, Eric Burdon, Eric Clapton et Santana. Il existerait des enregistrements de ces rencontres Roland Kirk / Jimi Hendrix, mais de mauvaise qualité.

Biographie : D'un tuyau d'arrosage à Kirkatron

Ronald Theodore Kirk naît à Colombus, Ohio, en 1936. Déficient visuel de naissance, il perd totalement la vue à deux ans. Il découvre le Gospel et les Spirituals à l'église Baptiste que fréquente ses parents. Dès l'âge de cinq ou six ans il confectionne son propre instrument à partir d'un bout de tuyau d'arrosage, dont il se sert comme d'une trompette. Ronald "Ronnie" Kirk effectue sa scolarité à l'Ohio State College for The Blinds de 1941 à 1953. Dans cette école il apprend à jouer du bugle, de la trompette, de la clarinette... A 12 ans il joue de la clarinette dans l'orchestre de l'école, puis rejoint le Junior Elks Marching Band. A partir de de 13 ans il étudie le saxophone. En 1952, Ronald Kirk, qui se fait maintenant appelé "Roland", est engagé dans le Boyd Moore's Band, un groupe de R&B de Colombus qui privilégie les standards du Jazz et les Hits du Top 40. Lorsque Roland Kirk commence à jouer simultanément du manzello et du saxophone ténor, Boyd Moore le trouve trop moderne et le vire de son orchestre.

En 1953, à 17 ans, Kirk rejoint Bruce Woody and The Chips, avec qui il tourne pendant plusieurs mois et enregistre le 78 tours "Ooh Pretty Baby". C'est à cette époque qu'il fait son fameux rêve : il se voit jouer de 3 saxophones simultanément. Dès le lendemain il se rend dans un magasin d'instruments et y trouve son "stritch" (un saxophone Buescher droit de 1927). En travaillant sa technique très personnelle de respiration circulaire, qu'il appellera "respiration sphérique" et "Triple Threat", il devient capable de jouer en même temps du saxophone ténor, du manzello et du stritch.

Roland Kirk se heurte cependant à l'incompréhension de certains critiques qui l'accusent de faire des singeries. Il tente alors sa chance à Los Angeles, en vain. Sur le chemin du retour, il fait une halte à Saint Louis et y rencontre Charlie Parker. De retour dans l'Ohio, Roland Kirk installe son pied-à-terre à Chicago et tourne de ville en ville (Chicago, Cincinnati, Indianapolis, New-York, Nashville...) notamment en compagnie de Ron Burton (claviers) et Slim Jackson (batterie). En novembre 1956, Roland Kirk enregistre son premier album Triple Threat, dans un style Hard Bop de très bonne facture, avec James Madison (piano), Carl Pruitt (basse) et Henry Duncan (batterie). Mais le petit label King Records ne lui assure pas une promotion suffisante et Triple Heat tombe dans l'oubli (avant d'être réédité à partir de 1976 sous divers noms : Early Roots, Soul Station, Third Dimension...). A la fin des années 50 Roland Kirk continue de tourner dans le Midwest avec le pianiste et organiste Eddie Baccus, qui a également fréquenté l'Ohio State College for The Blinds.

Roland Kirk Early Roots (rééd. Triple Heat de 1956)

En 1960, Roland Kirk enregistre en quintet Introducing Roland Kirk pour le label Cadet, et bénéficie cette fois d'une bonne distribution. Grâce à Quincy Jones il décroche l'année suivante un contrat sur le long terme avec Mercury. Sur son premier album pour Mercury, We Free Kings, figure pour la première fois Three For the Festival, l'un des thèmes les plus joués par Kirk tout au long de sa carrière, ainsi que You Did It, You Did It, sur lequel Kirk inaugure (sur disque) son fameux "chant flûté" (il chante et joue de la flûte simultanément).

En 1961, Roland Kirk intègre pendant 4 mois l'orchestre de Charles Mingus, et participe aux albums Oh Yeah et Tonight at Noon. Il se fait ainsi connaître plus largement. La même année, Roland Kirk effectue un premier voyage en Europe avec sa propre formation et se produit au Festival de Jazz d'Essen, en Allemagne de l'Ouest. Dès lors sa réputation est faite au niveau international et tout s'accélère pour lui. Il participe à l'album de Roy Haynes Out of The Afternoon. Il enregistre son quatrième album en leader, Domino (auquel participe Roy Haynes). Il est la "révélation" du Newport Jazz Festival en été 1962. Quincy Jones l'engage pour les enregistrements de Hip Hits et Bossa Nova...

Au cours des décennies 60 et 70 Roland Kirk se produit lors de nombreuses tournées, concerts et dans les principaux festivals à travers le monde (Etats-Unis, Canada, Europe, Australie, Nouvelle-Zélande, Japon...). Au cours des années 60 il joue régulièrement au Ronnie Scott's club de Londres, l'album live Gifts and Messages y est enregistré en 1964, ainsi que la vidéo Roland Kirk & John Cage : Sound ??. Ce documentaire réalisé en 1966 contient des extraits de concerts commentés par John Cage lui-même (réédité par Rhapsody Films en 1988).

En plus de donner d'innombrables concerts, à partir de 1962 Roland Kirk enregistre au minimum 2 albums studios par an, parmi lesquels I Talk With The Spirits sur lequel il joue exclusivement de la flûte, son grand classique Rip, Rig and Panic (1965) et Now Please Don't You Cry, Beautiful Edith (1967). En 1967, Roland Kirk quitte Mercury pour rejoindre Atlantic, un changement de maison de disques qui lui donne des ailes. Son premier album sur Atlantic, The Inflated Tear (1968) fait la transition en offrant un concentré de son univers musical. Puis il enregistre à la tête d'un orchestre de près de 30 musiciens Left and Right (1968) quelques grands thèmes du Third Stream, cette fusion Jazz / Musique classique parfois risquée. Plus anecdotique, mais très symbolique, en 1967 Roland Kirk joue de la flûte sur quelques titres de la bande originale de Quincy Jones composées pour le film In The Heat of The Night (Dans la chaleur de la nuit). Cet excellent polar réalisé par Norman Jewison est l'un des tous premiers films hollywoodiens ou un noir, Sydney Poitier, tient le rôle principal.

Fin 1969, Roland Kirk fait un rêve pour le moins mystique : Dieu s'adresse directement à lui en l'appelant "Rahsaan". Il décide alors d'adopter ce nouveau nom, qui signifie selon lui "la musique du Soleil, "le voyageur" ou encore "Black Vibrations". La même année, exaspéré par le peu de place accordée aux Jazzmen dans les médias américains, il met sur pieds le Jazz and People's Movement, auquel participe Elvin Jones, Archie Shepp, Lee Morgan, Andrew Cyrille, et bien d'autres. Le collectif en vient rapidement à des actions "coup de poing". Le 27 août 1970, 60 à 80 personnes font irruption dans le Merv Griffin Show, avec sifflets, cloches, tambourins et des banderoles portant les slogans : "More Jazz Music on TV", "Honor American Jazz Music"... Le Jazz and People's Movement fait également irruption dans le Dick Cavett Show, mais échoue aux portes du Johnny Carson Show. Pour éviter d'être à son tour victime d'un tohu-bohu, Ed Sullivan, présentateur d'une émission parmi les plus importantes de la télévision américaine, décide de négocier avec le collectif. Un Quartet, composé de Roland Kirk, Charles Mingus, Archie Shepp et Roy Haynes, est invité, le 28 janvier 1971, à interpréter My Cherie Amour de Stevie Wonder... Ils jouent finalement une version particulièrement "libre" de Haitian Fight Song de Charles Mingus, devant un Ed Sullivan pâle comme la mort... Faut-il y voir un lien, quelques mois plus tard Rahsaan Roland Kirk est arrêté par le FBI à l'aéroport de Cleveland pour tentative de détournement d'avion ! Il est finalement libéré sous caution au bout de deux jours. Sa rencontre à la fin des années soixante avec Huey Newton et Bobby Seale, deux des principaux leaders du Black Panthers Party, faisait sans doute de lui un individu potentiellement dangereux....

Le saxophoniste proclame haut et fort son changement de nom en publiant en 1970 Rahsaan Rahsaan, un album qui figure parmi les plus aventureux de sa carrière, où l'atonalisme côtoie les sonorités funky. Et ça marche, l'album atteint la 18ème place du Billboard en 1971. Rahsaan Roland Kirk semble décidé à prouver que ses talents de compositeur et d'interprète transcendent la catégorie "Jazz" qu'on lui impose. Tous les albums studios qui suivent affirment chacun une facette différente de ce qu'il nomme la "musique classique noire". Pour Natural Black Inventions : Root Strata (1971) il se lance un nouveau défi : n'avoir recours à aucun "accompagnateur", il jouera lui même de toutes instruments, sans utiliser le re-recording. Même s'il a fait quelques petites entorses à la règle (Joe Texidor joue des percussions et utilise quelques effets sonores sur deux morceaux) on peut tout de même parler d'une réussite, car le résultat est magistral. Avec Blacknuss (1972) Rahsaan revient à ses premières amours, il consacre un album entier à des reprises de grands classiques de la Soul Music. Il sort ensuite un album aux antipodes de Blacknuss : Prepare Thyself To Deal With A Miracle (1973). Le Third Stream y côtoie les percussions africaines et le Free Jazz. Deux ans plus tard, il décide de mettre prématurément fin à son contrat avec Atlantic en sortant un double album (pour répondre à l'obligation qu'il a de sortir deux disques avant de quitter la maison de disque). Il commence par réinterpréter des thèmes qu'il a maintes fois joués durant sa carrière et à écrire quelques compositions inédites, puis, de fil en aiguille, avec l'aide du producteur et ingénieur du son Joel Dorn, il lie l'ensemble avec des bruitages et des effets sonores. C'est ainsi que naît The Case Of The 3 Sided Dream In Audio Color (1975), un concept-album Jazz-Rock unique en son genre, et l'un des meilleurs disques studios de sa carrière.

Ces séances studios ne sont que de brefs intermèdes pour Rahsaan Roland Kirk, qui enchaîne tournées et festivals. Une multitude d'albums live couvrant cette période en témoigne, parmi lesquelles I, Eye, Aye (au Festival de Montreux de 1972), Bright Moments (au Keystone Korner à San Francisco en juin 1973), The Man Who Cried Fire (une compilation d'enregistrements captés au Keystone Korner de 1973-1977), Mingus at Carnegie Hall (Kirk retrouve Charles Mingus pour un concert exceptionnel au Carnegie Hall en 1974) ; Compliments of the Mysterious Phantom (un concert enregistré à San Diego en novembre 1974 et publié par Hyena en 2003).

En novembre 1975, Rahsaan Roland Kirk est victime d'une rupture d'anévrisme et devient hémiplégique. Il fait alors modifier son saxophone et sa flûte afin de pouvoir en jouer d'une seule main. Au moment de cet accident, Kirk enregistrait Kirkatron. Cet album est complété en 1976 par de nouveaux enregistrements et quelques archives. En mars 1976 Rahsaan enregistre surtout Other Folks' Music (1976). Moins omniprésent, il laisse fréquemment le trompettiste Richard Williams mener le jeu. Il semble s'être concentré sur ses compositions, très inspirées par la musique classique européenne (accompagnement de cordes, harpe...). Boogie-Woogie String Along for Real (1977) prolonge l'expérience "classique", mais avec moins de réussite, Kirk ressentant lourdement ses limites physiques. Il continue pourtant à se produire régulièrement sur scène. Au cours de l'Eté 1977 il participe notamment à des lectures en plein air avec Allen Ginsberg, William Burroughs, Charles Lloyd, The Flying Karamazov Brothers... Rahsaan Roland Kirk succombe à une seconde attaque le 5 décembre 1977.

Gambit Records a publié sous le titre Third Dimension & Beyond les premiers albums de Roland Kirk Triple Threat (1956) et Introducing Roland Kirk (1960) sur un seul CD. Hyena Records, avait publié en 2003 le live Compliments of the Mysterious Phantom. Le label de Brooklyn a publié en avril 2006 Brotherman In The Fatherland, un concert de Rahsaan Roland Kirk au Funkhaus de Hambourg le 3 mars 1972, diffusé à l'époque par une radio allemande.

Il existe quelques très bonnes compilations pour s'initier à l'art de Kirk. Parmi celles-ci, Spirits Up Above: The Anthology qui contient 22 titres tirés des 12 albums enregistrés par Rahsaan Roland Kirk chez Atlantic de 1965 à 1976.

Rahsaan Roland Kirk : sélection discographique - discographie - vidéographie

Bibliographie :

  • John Kruth, Rahsaan Roland Kirk : Des moments lumineux - Sa vie, son héritage, traduit de l'anglais par Pascal Nuoffer (Infolio, 2008).
  • Matthieu Jouan, Notoriété et légitimation en jazz, l'exemple de Rahsaan Roland Kirk (L'Harmattan - Collection Logiques Sociales, 1999). mémoire de maîtrise remanié de Matthieu Jouan, co-fondateur de Citizen Jazz.
  • Discography par Michael Fitzgerald (dernière mise à jour en 1996)
  • Guy Cosson, Rahsaan Roland Kirk (Editions du Layeur, 2006).
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