STEVE REICH

Steve Reich pose les bases de son style en travaillant sur le déphasage de bandes magnétiques identiques répétées et écoutées simultanément. Il transpose le phénomène hypnotique aux percussions, en s'inspirant des musiques ghanéennes et balinaises, puis au chant s'inspirant de la tradition hébraïque. Il préfigure ainsi les techniques du sampling. Il inspirera à son tour les musiques électroniques dans les années 90.

Féru de jazz, Steve Reich (né en 1936) prend des cours de batterie à 14 ans après avoir vu en concert le batteur Kenny Clarke jouer avec Miles Davis. Il s'oriente vers des études en philosophie et soutient une thèse sur Ludwig Wittgenstein en 1957. Les travaux sur les jeux de langage de Wittgenstein captèrent aussi l'attention de nombreux artistes conceptuels, de Bruce Nauman notamment.

Après sa thèse de philosophie, Steve Reich prend des cours de composition avec le jazzman Hall Overton. Puis il se lance dans un nouveau cursus universitaire, musical celui-là : études à la Juilliard School de New York de 1958 à 1961 (où il rencontre Philip Glass) ; études au Mills College de San Francisco (où enseigne Morton Subotnick) à partir de 1961. Si Steve Reich étudie le dodécaphonisme, ultra-dominant à l'époque, chez lui il écoute John Coltrane qui est alors entré dans sa phase modale. Steve Reich tente de concilier les deux dans un travail de fin d'étude qu'il qualifie de "jazz dodécaphonique"... et de "très mauvais". Il forme à cet effet son propre ensemble, Steve Reich and Musicians, auquel participe le saxophoniste Jon Gibson.

Steve Reich Early Works

En 1964, Steve Reich participe à la première de In C de Terry Riley, l'oeuvre fondatrice du minimalisme répétitif en musique. Il commence à fréquenter le San Francisco Tape Music Center et crée ses premières pièces pour bandes magnétiques : It's Gonna Rain en 1965 ; Come Out en 1966, à partir du discours d'un prédicateur noir américain ; Reed Phase, créé pour le saxophoniste Jon Gibson. Dans ces travaux Steve Reich développe pour la première fois la technique du déphasage, diffusant plusieurs bandes magnétiques identiques simultanément, puis les décalant, provoquant ainsi des phénomènes d'écho et de surimpression, jusqu'à obtenir un résultat très différent de l'enregistrement original. Ainsi, les syllabes d'une phrase sont progressivement réagencées et trouvent des sonorités, voire une signification, très différentes. Cette technique devient l'une des caractéristiques de ses compositions.

La première période de Steve Reich a inspiré la chrorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker. En 1982, âgée de 22 ans, elle débute en créant à Bruxelles Fase, Four Movements to the Music of Steve Reich, basé sur les musiques Piano Phase (1967), Come Out (1966), Violin Phase (1967), Clapping Music (1972). Depuis, avec sa compagnie Rosas, Anne Teresa De Keersmaeker a transmis sa pièce à de nouvelles danseuses. Sur la chaîne Youtube officielle Rosas VZW a été mise en ligne en 2018 une vidéo bande-annonce de Fase. Elle permet d'écouter des extraits de ces pièces tout en visualisant le même procédé technique : des mouvements sont effectués simultanément puis déphasés.

Vers 1966, Steve Reich quitte San Francisco pour se réinstaller à New York. Il commence à trouver sa voie, mais n'espère pas être appelé par le Carnegie Hall ou par une quelconque institution. Il fait la connaissance d'artistes plasticiens de sa génération, tels que Sol LeWitt et Robert Smithson, qui l'invitent à se produire à la Park Place Gallery de Paula Cooper. Il y présente ses pièces pour bandes, une première fois en 1966 et en 1967. Le public est alors principalement constitué de plasticiens, les seuls compositeurs présents, Phil Corner et James Tenney, étant ceux qui participent à l'interprétation des pièces de Steve Reich. Les artistes baignés dans l'art conceptuel sont alors ses principaux soutiens. Sol LeWitt lui achète plusieurs partitions, dont celle de Four organs. Steve Reich investit l'argent dans l'achat de glockenspiels qui vous lui servir pour Drumming. Bruce Nauman l'aide à obtenir un engagement au Whitney Museum. Richard Serra l'aide également pour ce concert et pour un autre au musée Guggenheim. Le réalisateur Michael Snow fait également partie de cette communauté d'artistes.

Au milieu des années 60 les travaux d'artistes conceptuels tels que Sol Lewitt, Richard Serra et Bruce Nauman sont plus ou moins regroupés sous l'étiquette de minimal art. Ce courant se caractérise par l'utilisation de formes géométriques simples et modulaires. Steve Reich incarne en quelques sortes le pendant musical du minimal art par l'agencement méthodique de ses motifs mélodiques.

De cette période date également Pendulum Music (1968), installation sonore dans laquelle les micros décrivent des mouvements de balanciers au-dessus d'un ampli, créant ainsi des larsens périodiques. A mi-chemin entre sculpture sonore et performance musicale, Pendulum Music fut créé pour la première fois en 1968 par Steve Reich en compagnie du peintre William Wylie, puis en 1969 au Whitney Museum en compagnie d'artistes contemprains tels que Bruce Nauman, Michael Snow, Richard Serra et James Tenney.

Pendulum Music a été rejoué en 1996 par le Bang on a Can All Stars, pour le soixantième anniversaire de Steve Reich, et en 1999 par Sonic Youth et Jim O'Rourke pour l'album Goodbye 20th Century.

En 1967 David Behrman, qui travaille alors pour Columbia, dirige la publication de New Sounds in Electronic Music, un disque qui regroupe Come Out de Steve Reich, Night Music de Richard Maxfield et I of IV de Pauline Oliveros. David Behrman supervise également Live/Electric Music en 1969, qui contient deux autres oeuvres de Steve Reich : Violin Phase et It's Gonna Rain. On peut retrouver ces premières traces discographiques de Steve Reich, les plus expérimentales, sur la compilation Early Works.

Cette période fondatrice dans l'oeuvre de Steve Reich est aussi marquée par sa rencontre avec Moondog. Philip Glass l'héberge en effet pendant 3 mois au cours de l'année 1969. Philip Glass et Steve Reich, très proche à cette époque, ont ainsi l'occasion de travailler avec l'un de leurs modèles. Ils qualifieront même Moondog de "fondateur du minimalisme". Moondog refusera ce titre, non pas par modestie, mais parce qu'il se considérait comme un héritier direct de la musique contrapuntique des grands classiques (Bach notamment).

Du Ghana à Jérusalem en passant par Bali

Après ses premiers travaux électroacoustiques, Steve Reich s'oriente vers une musique plus acoustique. Il va chercher de nouvelles influences dans les musiques traditionnelles. Après avoir étudié les percussions au Ghana il se lance dans la composition de ce qui deviendra sa première oeuvre reconnue : Drumming (1971), entièrement dévolue aux percussions, aux décalages et déphasages. Il étudie ensuite les gamelans balinais qu'il avait découvert à travers le livre du canadien Colin McPhee Music in Bali (1966). De ses études naissent Six Pianos (1973) et Music for Eighteen Musicians (1976) pour ensemble et voix. Continuant sa quête, Steve Reich étudie la cantilation hébraïque, à New York puis à Jérusalem. Il se marie avec Beryl Corot en 1976. Dessinatrice et peintre, Beryl Corot s'est alors orienté vers l'art-vidéo. Elle a présenté des oeuvres à The Kitchen de New-York en 1975.

Au début des années 80, Steve Reich compose Tehillim (1981), pour trois voix de femmes et ensemble instrumental, et le tout aussi fascinant Desert Music (1984), où orchestre et choeur se confondent en des vagues d'accords littéralement étourdissantes, ponctuées de breaks salvateurs.

Technologie et urbanité

Different Trains (1988) / Electric Counterpoint (1987)

A la fin des années 80, Steve Reich emploie à nouveau les bandes magnétiques pour Electric Counterpoint (1987) interprété par le guitariste Pat Metheny et pour Different Trains (1988), interprété par le Kronos Quartet. Avec Different Trains Steve Reich signe l'une de ses plus belles réussites. Sa musique évoque, à travers le thème des transports ferrovières, à la fois le mouvement perpétuel et le totalitarisme, les trains de la Shoah. Dans Differents Trains, Steve Reich se souvient de ses multiples voyages en train. Au début des années 40, ses parents ayant divorcés, il faisait de fréquents allers-retours entre Los Angeles, où habitait sa mère, et New York, où habitait son père. Different Trains évoque également les trains qui, au même moment, transportaient les Juifs vers les camps de la mort.

Steve Reich et Beryl Korot s'engagent dans un vaste projet multimédia avec The Cave, composé de 1989 à 1993. Cette longue pièce pour ensemble instrumental est destinée à être jouée accompagnée par les projections de vidéos réalisées par Beryl Korot.

En 1995, Steve Reich revient au plus haut avec City Life, pour ensemble instrumental et sampler, une oeuvre particulièrement dense qui fait la synthèse de ses recherches musicales et de ses premières expérimentations. Les sonorités du quotidien, klaxons, claquements de portières, voix interpellants les passants..., font partie intégrante de cette city life, cette vie urbaine trépidante et répétitive jusqu'à l'absurde. Il signe là une nouvelle oeuvre majeure. Elle a été mise en image par la vidéaste Louise Sanji Mina.

De 1998 à 2002, Steve Reich compose la musique pour le triptyque Three Tales, nouvelle oeuvre musicale et vidéo dont les images sont réalisées par Beryl Korot. Ce triptyque une évocation d'un XXème siècle dominé par la technologie. You Are (Variations) en 2004 se situe dans la lignée de Tehillim (1981) et de The Desert Music (1984). Steve Reich compose Daniel Variations en 2006 en hommage à Daniel Pearl, le journaliste assassiné par des extrémistes à Karachi en 2002.

Remixes, ré-interprétations et live

Depuis au moins le milieu des années 90, on ne compte plus les réinterprétations en concerts et sur disques d'oeuvres de Steve Reich. Il est l'un des compositeurs contemporains les plus joués et les plus appréciés, en particulier dans le milieu des musiques électroniques et de la pop.

En 1998, la crème des musiques électroniques du moment rend hommage à l'un de ses grands maîtres en participant à l'album Reich Remixed (Nonesuch, 1999). Coldcut, Howie B, Andrea Parker, Tranquility Bass, Mantronik, Nobukazu Takemura, D*Note, Dj Spooky et Ken Ishii, chacun a recréé un nouveau morceau à partir d'une ou plusieurs pièces de Steve Reich. Le résultat est dans l'ensemble très réussi, chacun restant très fidèle à l'esprit des originaux tout en y apposant sa propre personnalité. Cet album se bonifie avec le temps.

2010 voit paraître deux nouvelles oeuvres sur un même disque : Double Sextet, appréciable, mais sans grandes surprises, et 2x5, la plus belle collaboration de Bang On A Can et Steve Reich. Ecrite pour deux guitares et une basse électrique, une batterie et deux pianos, 2x5 s'apprécie sur disque et plus encore en live. La première française a eu lieu à la Cité des Congrès à Nantes le 3 juillet 2012. Steve Reich et le Bang On A Can All Stars ont également joué à Nantes Clapping Music (1972), Cello Counterpoint (2003), Piano Phase / Video Phase, Nagoya Guitars (1994) et New York Counterpoint (1985).

WTC 9/11

En 2011 le Kronos Quartet a interprété WTC 9/11 pour la première fois, une évocation des attentats du 11-septembre 2001 contre le World Trade Center. Une première pochette réalisée par Masatomo Kuriyaa utilisait une photo des Tours Jumelles en feu. Cette première pochette a fait polémique et Steve Reich a dû s'excuser de ce qui a été considéré comme une maladresse. Une nouvelle pochette employant plus sobrement une photo d'un ciel bleu a été utilisée pour l'édition du disque. Une chronique de WTC 9/11 est à lire sur Néosphères.

Radio Rewrite, publié en 2014, est une pièce en cinq mouvements interprétée par l'ensemble Alarm Will Sound. Ce disque contient également une interprétation d'Electric Counterpoint par Jonny Greenwood de Radiohead.

Dans Pulse, de Steve Reich, composée et créée en 2015, l'ensemble mixte (cordes, piano, guitare basse électrique) est guidée par la pulsation sur une seule tonalité cyclique de la basse électrique. Une interprétation est sortie sur Nonesuch en 2018. Une autre interprération enregistrée en concert est sortie sur Colin Currie Records en 2019. Il s'agit de Live at Foundation Louis Vuitton, dont il existe une version filmée sur la chaîne Youtube de Colin Currie, mise en ligne également en 2019. Steve Reich a composé Music for Ensemble and Orchestra en 2017, créé au Walt Disney Concert Hall de Los Angeles en 2018, et paru sur Nonesuch Records en 2019.

Créée à New York en 2019, et à Paris en 2020, Reich/Richter, une oeuvre plus marquante et originale dans son approche puisqu'elle associe Steve Reich à l'artiste allemand Gerhard Richter et la cinéaste Corinna Belz. La composition pour flûtes, hautbois, clarinettes, vibraphones, pianos et un quatuor à cordes est conçue pour être jouée en étroite association avec les images évolutives du film Moving Picture 946-3. Reich/Richter est sorti sur CD audio simple sur Nonesuch en 2022, dans une version jouée par l'Ensemble Intercontemporain, conduit par George Jackson.

Bibliographie et liens :

  • Steve Reich, Écrits et sur la musique (1974 ; trad. fr. 1981).
  • Stéphane Lelong, Nouvelle Musique (Balland, 1996).
  • Jérôme Orsoni, Au début et autour, Steve Reich (Chemin de Ronde, 2011)
  • Eric Darmon et Frank Mallet, Phase to Face, (DVD).
  • Johan Girard, Répétitions : L'esthétique musicale de Terry Riley, Steve Reich et Philip Glass (Presse Sorbonne Nouvelle, 2010).
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