Chagrin D'Amour, aux origines du rap français

Cet article ne vise pas à retracer une histoire du rap français, mais à repérer les débuts de l'utilisation du mot « rap » en France. Le titre de Chagrin d'Amour « Chacun fait (c'qui lui plaît) » enregistré en 1981, par le duo Grégory Ken et Valli, est devenu un tube en 1982, et apparaît comme un jalon. Écrit à l'origine sous la forme d'une chanson conventionnelle, il a été modifié sous l'influence croisée de «The Magnificent Seven» de The Clash, et de morceaux entendus sur les ondes radio new-yorkaises dans les années 1978/1981.

Chagrin D'Amour ?- Chacun Fait (C'Qui Lui Plait) (45tours, Barclay, 1981)

Au milieu des années 70 Philippe Bourgoin et Gérard Presgurvic ont déjà respectivement écrit et composé « Chacun fait (c'qui lui plaît) ».

Grégory Ken relatait l'histoire de la création de ce titre en 1982, lors d'un passage du duo Chagrin D'Amour à la Radio Télévision Suisse : «Ils avaient cette chanson dans un tiroir depuis très longtemps sous une forme normale de chanson avec une mélodie. » (vers 5mn et 20sec dans la vidéo plus bas) C'est au retour d'un séjour aux États-Unis que Philippe Bourgoin et Gérard Presgurvic se sont dits : « On entendait des raps toute la journée, si on faisait cette chanson en rap.» Grégory Ken parle bien de « rap » en 1982. En effet, le jeune cinéaste Philippe Bourgoin termine des études de cinéma à l'Université de New York (NYU), où il a rencontré Valli Kligerman en 1978. Américaine du Connecticut, Valli est arrivée à New York en 1977, en pleine effervescence disco et punk et côtoie les artistes Keith Haring et Jean Michel Basquiat. Valli ne fréquente pas les quartiers où le Hip-Hop émerge, le Bronx ou Harlem. Harlem était trop dangereux, « à l'époque on n'allait pas à Harlem, ça c'est sûr. » Tandis que Brooklyn était un noman's land, « personne n'allait à Brooklyn, il n'y avait rien à y faire. » (nova.fr) Mariée à Philippe Bourgoin, Valli s'installe en France juste après l'élection de François Mitterrand en mai 1981. Philippe Bourgoin ajoute un couplet à la chanson pour Valli. Le chanteur Grégory Ken est recruté pour former avec elle le duo Chagrin d'Amour. Ils enregistrent « Chacun fait (c'qui lui plaît) » en studio en août 1981.

Selon l'article La France en chansons (12/41) de Olivier Nuc sur Lefigaro.fr, la chanson avait déjà été modifiée au moins une fois, lorsque Philippe Bourgoin découvrit le titre de The Clash « The Magnificent Seven » de 1977, qui commence par le désormais célèbre :

« Ring, ring, it's 7:00 A.M.
Move yourself to go again
Cold water in the face. »

Philippe Bourgoin rajouta alors au début de «Chacun fait (c'qui lui plaît)» les mots :

« Cinq heures du mat' j'ai des frissons,
je claque des dents et je monte le son...»

et une « scansion hip-hop » (toujours selon l'article de Olivier Nuc). Outre ce rajout optant pour la même thématique du réveil-matin, on peut constater une évidente similitude de forme au début du titre :

Alors que la bande FM est libérée dès le début du septennat Mitterrand, Valli commence à être animatrice pour la radio associative Radio Tomate créée dès mai 1981. Valli passera à l'antenne une maquette de « Chacun fait (c'qui lui plaît) ». Le titre séduit la maison de disques Barclay qui décide d'en assurer la distribution. Le disque sort en novembre 1981. La nouvelle radio NRJ, créée en juin 1981, le passera jusqu'à neuf fois par jour.

« Chacun fait (c'qui lui plaît) » de Chagrin d'Amour devient un tube en 1982, le 45 tours se vend à trois millions d'exemplaires. Il peut être considéré historiquement comme l'un des premiers tubes émanant des radios FM libérées et c'est un tube de « rap » français. Parmi les titres rap que Philippe Bourgoin et Gérard Presgurvic et Valli ont pu entendre à New York en 1979, il y avait le fameux « Rapper's Delight » de The Sugar Hill Gang, qui connaît un certain succès en France en 1980, en étant classé parmi les meilleurs ventes pendant 56 semaines, dont deux semaines dans le Top 10. Ce titre reprend l'instrumentation de « Good Times » de Chic, fleuron du disco. « Rapper's Delight » de Sugar Hill Gang sera ainsi catégorisé comme étant du "Disco Rap". Le terme "hip-hop" est largement présent dans les paroles « I said a hip hop the hippie the hippie. / To the hip hip hop and you don't stop.»

Le hip-hop est un mouvement underground émergeant dans le Bronx dès le début des années 70. Le jeune DJ Afrika Bambaataa crée la Zulu Nation en 1973 dans le but d'orienter sa communauté vers des centres d'intérêts artistiques et de s'éloigner de la lutte entre gangs qui fait rage dans le Bronx. Dès la sortie de « Trans-Europe Express » de Kraftwerk, en 1977, lors des soirées de la Zulu Nation, Afrika Bambaataa passe le disque, parfois même tel quel, sans scratch, tant son groove est efficace. Quelques années plus tard, vers 1980/1981, Afrika Bambaataa and The Soulsonic Force enregistre le morceau « Planet Rock » pour le label Tommy Boy. « Planet Rock » emploie des samples (ou plutôt des parties rejouées à l'identique selon la version légaliste) de « Trans-Europe Express » et de « Computer World » de Kraftwerk. « Planet Rock » sort en 1982. Il devient à la fois une nouvelle orientation majeure au mouvement hip-hop et source fondatrice pour la Techno sous le nom d'électro-funk. Celui-ci se présentait déjà à l'orée des années 80 comme une fusion de funk et de Boogie (citons par exemple Earth, Wind & Fire avec «Boogie Wonderland» en 1979 et George Benson avec « Give Me the Night» en 1980). L'utilisation de rythmiques produites par les synthétiseurs Roland TR-808 transfigure le genre.

Dans ce contexte, « Chacun fait (c'qui lui plaît) » de Chagrin d'Amour ce situe à une époque charnière. Il est une forme de disco-rap à la française avant la grande réorientation moderne de l'électro-funk. Il anticipe de peu, médiatiquement, le mouvement beaucoup plus large du hip-hop français, plus large parce que le hip-hop inclut Djing, MC (Master of Ceremony, le "rappeur"), danse, graphe et un discours social impliqué, pour ne pas dire contestataire. De peu, car l'émergence médiatique du mouvement hip-hop en France a lieu avec le « New York City Rap Tour » le 21 novembre 1982 au Bataclan, premier tour de chauffe avant la « Grande nuit Rap » le 27 novembre 1982 simultanément à l'Hippodrome de Pantin et au Palace, auxquels participent Phase 2, Futura 2000, Dondi, Afrika Bambaataa, Grandmaster D.ST, le Rock Steady Crew, Rammellzee, les Buffalo Girls.

Sidney, DJ au club L'Emeraude à Paris, avait été recruté par la présidente de Radio 7, Marie-France Brière, pour animer une émission le soir, à partir de 22h, comme il le souhaitait. Il avait carte blanche. Ce soir de la « Grande nuit Rap », il diffuse « Planet Rock » de Afrika Bambaataa. Ce dernier est venu dans les studios de Radio 7 : « Bambaataa m'a dit : "Tu as le même parcours que nous, tu représentes notre culture." Il m'a nommé Premier roi zoulou français. » (Telerama.fr).

En 1984, Marie-France Brière, devenue directrice des programmes de TF1, fait à nouveau appel à Sidney pour animer une émission restée mythique : H.I.P H.O.P. La première émission télévisée au monde entièrement consacrée au hip-hop est diffusée le dimanche, du 14 janvier au 19 décembre 1984, juste avant la série (devenue culte) Starsky et Hutch jusqu'en septembre. Mais en cette rentrée 1984, Starsky et Hutch étant reprogrammé le mercredi, H.I.P H.O.P. subit une baisse d'audience le dimanche et s'arrête en décembre (Thomas Gaetner, Hip-Hop. Le rap français des années 90, Fetjaine, 2012, p. 121.)

En 1984 toujours, DJ Dee Nasty sort le premier album de hip-hop français, Paname City Rappin'. Dee Nasty a découvert ce mouvement en faisant un séjour à New York en 1979. Il s'est fait dédicacer son exemplaire de Planet Rock par Afrika Bambaataa. Il a participé à l'émission H.I.P H.O.P.

Lionel D & Deenasty sur Radio Nova en 1987 :

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